INTERVIEW — Comment Unilever applique les sciences comportementales
Richard Wright travaille sur l'application innovante des sciences comportementales au sein de l’équipe Global Sustainability d'Unilever. Il nous parle ici de la mise en pratique des sciences comportementales chez Unilever et de la nécessité de développer des outils adaptés au contexte de l'entreprise.
BEHAVEN — Bonjour Richard ! Pourriez-vous vous présenter et expliquer votre domaine d'expertise ?
RICHARD — Bien sûr ! Je m'appelle Richard Wright, je suis psychologue et j'ai un doctorat en apprentissage inconscient et en mémoire. Je travaille chez Unilever depuis 1996 où une grande partie de mon travail est axée sur la mesure du comportement et sur les programmes de changement de comportement liés au développement et à l'impact social et environnemental du marché. La plupart de mes travaux récents concernent les pays à faibles et moyens revenus d'Afrique subsaharienne et d'Asie du Sud.
Pourquoi et comment Unilever a-t-il commencé à utiliser les sciences comportementales ?
Unilever voulait aller au-delà des questions explicites posées dans les groupes de discussion et questionnaires. On s’est rendu compte que de nombreuses perceptions, croyances et comportements liés aux produits étaient probablement implicites et difficiles à conscientiser.
Unilever voulait voir si la psychologie et les neurosciences pouvaient fournir de meilleures informations sur les communications et les produits eux-mêmes. Dès lors, l'utilisation commerciale du neuromarketing et des sciences cognitives s'est largement répandue. Mais Unilever a été un pionnier dans ce domaine, menant certaines des premières expériences au milieu des années 1990.
À l'époque, les entreprises ne savaient pas comment utiliser au mieux la psychologie et les neurosciences. Certaines des questions posées auraient été mieux traitées par des voyants ou médiums !
Au départ, il s'agissait donc de comprendre où la psychologie pouvait apporter le plus de valeur ajoutée à une organisation comme Unilever. Venant du monde universitaire, j'ai dû apprendre que les intérêts étaient très différents. Dans le milieu universitaire, vous pouvez publier quelque chose parce que c'est théoriquement intéressant. Dans un contexte commercial, il faut passer à l'action, réfléchir à la manière dont on peut aider un spécialiste du marketing ou du produit à mieux faire son travail.
Comment utilisez-vous concrètement les sciences comportementales et à quelles fins ?
Notre programme Transform est l'une des nombreuses façons dont Unilever utilise les sciences comportementales pour une croissance durable.
Dans le cadre de ce programme, nous travaillons avec le gouvernement britannique et EY pour soutenir des entreprises sociales en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud. Ces entreprises développent de nouveaux produits et services qui contribuent à répondre aux besoins des ménages à faibles revenus, tout en relevant des défis économiques, sociaux et environnementaux. Les aider à se développer est bénéfique à la fois pour Unilever et pour les jeunes entreprises elles-mêmes.
Prenons un exemple concret: vouloir aider quelqu'un à se laver les mains avant de nourrir son enfant. Pour favoriser ce changement de comportement, nous devons améliorer l'offre de savon en accordant un crédit aux commerçants et en les formant à utiliser ce crédit de manière efficace pour améliorer leur stock. Nous devons également augmenter la demande — promouvoir l'utilisation du savon par les consommateurs augmentera la consommation et améliorera les ventes des commerçants. Le changement de comportement est donc fondamental pour répondre à certains besoins des ménages.
Cependant, dans l'ensemble du programme, nous ne nous contentons pas d'aider les gens à se laver les mains, mais nous voulons aussi changer d'autres comportements qui contribuent à un mode de vie plus sain et durable — en donnant accès à une eau potable de qualité, à des aliments nutritifs et à des informations sur le planning familial, etc.
Votre travail se concentre-t-il uniquement sur les changements de comportement pour les produits vendus par Unilever ?
De nombreux défis comportementaux sont liés à nos produits. Par exemple, une bonne alimentation, se laver les mains, se brosser les dents, le recyclage et la réutilisation des emballages plastiques. Malgré cela, nous sommes conscients que notre impact doit être plus large que celui de nos produits.
En fait, un changement de comportement spécifique à un produit n’est pas forcément le premier point auquel un projet Transform s'attaque. J'encourage une approche “player first”, qui consiste à comprendre ce dont les ménages ont le plus besoin et à le leur fournir. Celà mène ensuite au choix du comportement “pied dans la porte” — celui qui sera accès sur le besoin le plus important et le plus pertinent, et qui apportera le maximum de bénéfices. Bien entendu, je reste intéressé par la manière dont le changement de ces comportements “pied dans la porte” peut être lié à une augmentation de l'offre et de la demande des produits Unilever.
Laissez-moi vous donner un exemple concret de la manière dont cela a fonctionné dans le cadre du projet Zayohubs. Dans les zones rurales de Zambie, une longue sécheresse avait entraîné de mauvaises récoltes. Les gens ne pouvaient même pas se payer du savon. Ils avaient surtout besoin de gagner de l'argent pour acheter de la nourriture. Nous n'avons donc pas commencé par le lavage des mains, ou tout autre comportement spécifique à un produit. Au lieu de cela, les Zayohubs ont fourni aux villageoises le microcrédit dont elles avaient besoin pour financer leurs idées commerciales. La créativité et l'imagination des femmes ont donné naissance à de nombreuses nouvelles activités économiques. L'une des conséquences a été la création par les femmes d'un petit marché hebdomadaire. Et l'un des étals de ce marché vendait du savon, ce qui a permis d'améliorer l'offre de certaines marques.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les "5 leviers du changement" d'Unilever ?
Les “5 leviers du changement” étaient la tentative de mon équipe d'‘industrialiser le changement de comportement. Chez Unilever, ce sont principalement les spécialistes du marketing qui sont à l'origine du changement de comportement. Ils travaillent sur de nombreux marchés et marques dans le monde entier. Cependant, Unilever ne disposait que d'un petit groupe d'experts en sciences comportementales, qui ne pouvait pas répondre à l'ensemble des besoins de l'organisation.
En 2004, pour démocratiser le changement de comportement au sein d'Unilever, il fût nécessaire d'intégrer les principes comportementaux dans un processus de planification simple, pouvant être mis en œuvre par les équipes de marketing et ne nécessitant pas la présence d'un expert dans la pièce.
Les “5 leviers du changement” ont donc été créés pour les nombreuses occasions où les projets nécessitent une nouvelle communication, ou une innovation, afin de favoriser le changement de comportement. Il aide l'équipe à définir ses défis comportementaux, puis à appliquer les principes comportementaux (les “5 leviers”).
Ma tentative d'industrialiser le changement de comportement met en évidence le grand écart que je voyais entre la théorie académique et la pratique industrielle. Les 5 “leviers” ont tenté de combler ce fossé, en permettant à un spécialiste du marketing d'intégrer des idées issues des sciences comportementales dans une communication. Les “5 leviers” ne sont pas parfaits et ils partagent de nombreuses propriétés avec des cadres ultérieurs (tels que COM-B ou EAST), mais ils améliorent la capacité de changement de comportement d'une grande organisation.
Quels sont les défis qui, selon vous, doivent être relevés pour encourager de meilleurs comportements, par exemple en matière de santé, d'environnement, etc.?
Pour répondre aux besoins économiques, sociaux et environnementaux de notre monde, nous devons modifier une multiplicité de comportements à une échelle jamais vue dans l'histoire. Les sciences comportementales sont, bien entendu, essentielles. Mais les scientifiques comportementaux doivent aider les organisations (gouvernements, ONG et entreprises) à rendre les interventions plus rentables. Pour ce faire, il faudra aller au-delà des comportements individuels.
Nous avons besoin d'interventions qui changent fondamentalement nos modes de vie et nos marchés. Nous n'allons pas sauver le monde un nudge ou un comportement à la fois. Nous devons changer les comportements dans de multiples domaines pour créer un impact plus important.
Si mon analyse est correcte, alors le principal problème auquel sont confrontés les spécialistes du comportement est celui de la “conception des canaux” et non celui du développement de la théorie. Un “canal” est le moyen que nous utilisons pour modifier le comportement. Il peut s'agir d'une publicité à la télévision ou à la radio, d'une campagne éducative en personne ou d'une intervention numérique délivrée de manière didactique ou par le biais de médias sociaux. Il peut même s'agir d'une innovation qui façonne le comportement, comme un téléphone portable ou des toilettes.
Les canaux doivent être conçus pour disposer d'une large bande passante. Les nouveaux modèles commerciaux que nous contribuons à développer dans le cadre de Transform vont au-delà des comportements individuels. Ils peuvent fournir des canaux à large bande passante. Par exemple, les relations de confiance à long terme entre les petits commerçants et leurs clients peuvent permettre une communication efficace et une amélioration de l'approvisionnement pendant de nombreuses années. Si nous pouvons utiliser le meilleur de la théorie comportementale pour faire fonctionner ce type de relations, nous disposons alors d'un moyen puissant pour provoquer de nombreux changements comportementaux significatifs, là où le besoin est grand.
Devrions-nous donc nous attacher à aider les gens à changer de l'intérieur plutôt que de concevoir des nudges externes ?
En particulier lorsque nous ne pouvons pas développer des canaux à large bande passante, je pense que nous devrions chercher à influencer les déclencheurs du comportement plutôt que de cibler des comportements spécifiques. D'après le modèle COM-B, si nous modifions les “capacités”, “opportunités” et “motivations” des gens, nous pouvons théoriquement influencer de nombreux comportements.
Dans la plupart de nos travaux sur la durabilité, nous nous concentrons sur les motivations. Le sujet de l’identité sociale, bien que plutôt ancien et démodé, est un domaine particulièrement passionnant et riche. Les identités sociales, et les groupes sociaux auxquels nous appartenons, ont une influence considérable sur nos décisions. Si vous vous considérez comme une personne qui veut protéger le monde, vous trouverez des moyens de le faire.
Pourrions-nous utiliser les sciences comportementales pour promouvoir des changements d'identité ?
Les travaux de Tajfel et de ses collègues ont montré non seulement que les identités étaient très souples, mais aussi que l'appartenance à un groupe influençait fortement le comportement. Les membres d'un groupe social sont plus susceptibles de se comporter de manière cohérente avec le groupe, de manière à accroître leur statut au sein du groupe.
En outre, depuis l'époque de Tajfel, la création des réseaux sociaux permet aujourd'hui aux groupes de se former plus facilement et aux personnes de rendre leur propre comportement plus visible que jamais. Nous devons aider à former des groupes favorables à la durabilité qui créent des normes positives et encouragent la manifestation de comportements positifs.
Cependant, je me demande si ces interventions du monde réel intéressent ceux qui souhaitent publier dans des revues. Elles sont désordonnées et non contrôlées — leur nature spécifique étant déterminée par la formation et le comportement du groupe. Cela les rend plus difficiles à caractériser et moins attrayantes pour certains chercheurs.
Qui serait chargé de traduire la science en quelque chose de plus digeste que les gens peuvent utiliser ?
Je pense que c'est la responsabilité de personnes comme moi et d'organisations comme la vôtre ! Si ce n'est pas mon rôle d'éduquer les clients sur les théories de la psychologie, je dois rendre leur utilisation accessible aux gens de terrain. Par exemple, en leur donnant des exemples de la façon dont les théories ont été mises en pratique et de comment elles peuvent les aider face au problème qu'ils veulent aborder.
De même, pour les systèmes comportementaux complexes, je trouve qu'il est important d'aider les équipes à créer des “théories du changement”. Ces théories établissent un lien entre votre intervention (l’input) et les effets à court terme (l’output), ainsi que la manière dont ces derniers mènent à des résultats à long terme. Un exemple simpliste de théorie du changement met en relation l'utilisation de communications qui encouragent un meilleur régime alimentaire et plus d'exercice physique (l’input), avec le changement de style de vie (l’output) et la réduction de l'obésité et des problèmes de santé (le résultat).
Une théorie du changement bien construite permettra à l'équipe d'identifier tous les inputs dont elle a besoin pour réussir, et de revoir ses hypothèses sur les relations causales entre les inputs, les ouputs et les résultats.
Les sciences comportementales se sont énormément développées au cours de la dernière décennie. Quel impact cela a-t-il eu sur la manière dont Unilever en utilise les méthodes et outils ?
Au fil des ans, les sciences comportementales ont de plus en plus souligné l'importance des expériences aléatoires contrôlées. Cependant, j'ai le sentiment que ces expériences ont été conçues pour la recherche pharmaceutique et qu'elles constituent souvent un moyen inapproprié de tester des interventions comportementales.
Pour les sciences comportementales, il est souvent impossible de créer des conditions en “double aveugle” dans lesquelles l'exécutant et le participant ne savent pas si le participant a été affecté à la condition expérimentale. Cependant, pour moi, le plus gros problème est que la plupart des expériences aléatoires contrôlées nécessitent des interventions discrètes, limitées dans le temps, avec des participants qui sont répartis de manière aléatoire entre les conditions. Ces conditions sont à mille lieues de mon propre travail. Je travaille sur des interventions diffuses et chroniques avec des consommateurs qui se sélectionnent eux-mêmes.
Ainsi, si nous considérons que les expériences aléatoires contrôlées constituent la référence en matière de sciences comportementales, cela signifie que la méthode de mesure contraint votre intervention. Les expériences aléatoires contrôlées peuvent être utiles lorsqu'une intervention consiste à changer un seul mot ou une seule phrase dans une lettre. Toutefois, si votre objectif est d'améliorer le lavage des mains dans une grande ville africaine, l'esprit d'entreprise chez les jeunes ou l'utilisation de l'énergie à long terme, elles ne sont pas la méthodologie de choix.
Je crains que là où les spécialistes comportementaux tentent de développer la rigueur de la théorie et de la mesure, en préconisant l'utilisation d'interventions mieux évaluées par des expériences contrôlées aléatoires, nous éloignons le domaine de certains des défis les plus importants que nous pouvons contribuer à résoudre.
Y a-t-il des initiatives dont vous avez connaissance au sein d'Unilever et dont vous pouvez parler qui utilisent les sciences comportementales pour obtenir des résultats pro-environnementaux ?
J'aimerais mentionner à nouveau le projet Zayohubs. Il s'agissait avant tout d'un projet économique et social. Nous avons créé des centres communautaires, fourni des microcrédits et loué des lampes solaires et des bicyclettes pour développer l'économie du village. Ce faisant, nous avons réduit certaines activités que les gens étaient contraints de pratiquer dans des circonstances économiques difficiles : brûler des arbres pour produire du charbon de bois (déforestation), braconner et pratiquer une pêche non-durable. En nous attaquant à la pauvreté, nous avons également relevé les défis associés au changement climatique et à la durabilité.
Avez-vous des suggestions d'experts, de documents clés ou de livres sur les sciences comportementales qui, selon vous, mériteraient d'être partagés avec nos lecteurs ?
Je suis inspiré par les travaux de Muhammad Yunus, qui mettent l'accent sur la nécessité de favoriser le changement de comportement plutôt que de dire aux gens ce qu'ils doivent faire ou comment modifier leur comportement de votre point de vue.
Un chapitre de la Harvard Business Review sur l'identité sociale et les marques, rédigé par Guy Champniss et ses coauteurs, est aussi très perspicace, même s'il ne s'agit pas d'un contenu universitaire classique.
J'aime également les travaux de Cialdini sur la science de la persuasion. Il existe une courte vidéo de 11 minutes que j'utilise souvent dans mes projets. Elle se concentre sur les six éléments de la persuasion.
Sources :
‘Why your customers’ social identities matter’, Harvard Business Review: https://hbr.org/2015/01/why-your-customers-social-identities-matter
Muhammad Yunus: https://www.muhammadyunus.org
‘Science of Persuasion’, Robert Cialdini: https://youtu.be/kv0sOX6Alrk





